13
Au loin résonna une trompette, suivie par la lente cadence d’un tambour, la clameur des sistres et des claquoirs. Tout en mangeant du poisson froid, Bak rejoignit l’extrémité de la ruelle ombreuse et observa l’allée processionnelle. Au sud, celle-ci était bloquée par les spectateurs, dont les regards convergeaient vers le temple d’Amon-Kamoutef – l’un des aspects du dieu, le « taureau de sa mère ». De l’autre côté de la voie, le premier sanctuaire de la barque sacrée où ses Medjai et lui se tenaient sept jours plus tôt – une éternité ! – était entouré d’échafaudages et de rampes de construction. Maakarê Hatchepsout aimait à illustrer par de tels exemples sa dévotion envers les dieux.
Il n’avait pas eu le temps de se préoccuper du déroulement de la fête, d’admirer les diverses processions qui jalonnaient la semaine jusqu’à son apogée : le retour d’Amon à Ipet-isout. La brise matinale, le parfum d’encens et le rythme des tambours l’invitaient à s’attarder. Le lieutenant regarda le ciel à l’orient ; Kheprê était encore trop bas pour dissiper la brume bleutée qui planait sur les champs inondés. Oui, il pouvait s’accorder quelques instants.
Il jeta le reste du poisson à un matou famélique et longea bien vite l’allée processionnelle. Dès qu’il eut rejoint la foule, il monta sur le talus d’herbe piétinée de la berge et se fraya un passage à travers les badauds, moitié moins nombreux que lors du cortège inaugural. Malgré tout, la foule était dense à cette heure ; la majorité des spectateurs venait de loin et tenait à ne rien manquer des onze jours de festivités.
Il parvint au sanctuaire de la barque et gravit la chaussée pour se poster sous le portique, déjà occupé par une demi-douzaine de prêtres et quatre officiers d’infanterie. Cette position surélevée se révéla un choix excellent, car il pourrait voir par-dessus les têtes la procession quitter la demeure du dieu.
La trompette claironna de nouveau. Les bavardages insouciants se turent. L’espoir et l’impatience étaient presque palpables. Hommes, femmes et enfants s’amassèrent derrière les soldats postés sur tout le trajet du cortège.
Des tambours et des joueuses de sistres sortirent d’un passage au centre de l’échafaudage, le dos tourné au soleil levant. Vint ensuite un contingent de prêtres drapés de tuniques blanches, portant des bannières colorées et les étendards du dieu et de la souveraine. D’autres prêtres apparurent, enveloppés de robes blanches qui les couvraient jusqu’aux chevilles. La moitié d’entre eux purifiaient l’air par des fumigations d’encens, les autres aspergeaient le sol de lait et d’eau.
Amon-Kamoutef se révéla dans sa châsse dorée, bien haut sur les épaules des prêtres. Les voix – y compris celle de Bak – s’élevèrent en une clameur d’adoration. Les parois latérales ouvertes révélaient un dieu doré dans une pose hiératique, le pénis dressé. Au-dessous, deux rangées de prêtres tenaient les longues perches supportant la châsse. Enveloppés de blanc, ne révélant de leur corps que leur crâne ras et leurs pieds nus, ils paraissaient le socle mouvant du dieu. Peut-être, dans un lointain passé, avaient-ils représenté un reptile. Un autre aspect d’Amon était Amon-Kematef, le créateur primordial capable de ressusciter sous la forme d’un serpent se dépouillant de sa mue.
De part et d’autre marchaient Maakarê Hatchepsout et Menkheperrê Touthmosis, chacun touchant une jambe de l’effigie comme pour la soutenir. Ils étaient beaucoup trop loin pour qu’on les distingue clairement, mais ils semblaient parés comme la première fois. Bak imaginait à quel point les ornements royaux deviendraient étouffants à mesure que le soleil irait vers son zénith.
Derrière, au son des harpes, des hautbois et des tambours, des danseurs exécutaient des pas compliqués ; des chanteuses avaient entonné une mélopée aux paroles si anciennes que nul, hormis les prêtres, ne pouvait les comprendre. Refoulant la tentation de rester jusqu’au bout, Bak quitta le sanctuaire. Il lui fallait trouver de l’aide pour Hori.
La musique battait encore à ses oreilles quand il laissa la foule derrière lui et remonta l’allée processionnelle vers le nord. Sous ses pieds crissait le gravier, dont la blancheur aveuglante était ternie par les passages répétés. Bientôt, il fut en vue de la porte inachevée de l’enceinte sacrée. Le chemin le plus direct jusqu’au palais, situé au nord d’Ipet-isout, passait à travers le domaine d’Amon.
— Sobekhotep m’a expliqué ce que nous pouvions faire pour toi.
Thanouni, l’inspecteur des comptes attaché au palais, avait des cheveux gris clairsemés et les traits marqués par la fatigue, cependant il paraissait capable d’affronter un taureau et d’en triompher.
— J’appréciais beaucoup Ouserhet, et je serai heureux de t’aider à arrêter le coupable.
Bak ralentit à l’intersection et regarda des deux côtés avant de traverser. Après avoir échappé à la seconde tentative de meurtre, il s’était juré de redoubler de prudence. Tantôt il oubliait, tantôt il déployait une méfiance excessive.
— Quand lui as-tu parlé pour la dernière fois ? demanda-t-il, se tournant vers l’inspecteur qui s’était effacé alors qu’ils dépassaient un âne chargé de paniers de grains dorés.
— Il y a un mois, à son retour après son dernier voyage en amont.
— Il vérifiait les comptes des temples et des gouverneurs de province. Peux-tu en inférer la raison, à la lumière de ce que tu sais maintenant ?
— Si, comme tu le crois, il souhaitait suivre la trace des offrandes adressées à Amon du lieu de production jusqu’à la destination finale, les provinces constituaient le point de départ logique. Il pouvait ainsi savoir quels objets on avait envoyés à Ouaset, reconstituer leur chemin jusqu’aux entrepôts et vérifier s’ils y étaient toujours. Dans le cas contraire, il devait découvrir ce qu’ils étaient devenus. Les seuls objets qu’il n’aurait pu suivre depuis la source sont ceux issus de terres étrangères : les tributs envoyés à notre souveraine, le butin amassé en temps de guerre et les objets achetés à des marchands pour le palais. Tous sont la propriété de notre reine, qui en offre une généreuse partie aux dieux en gage de dévotion.
— D’après le contrôleur des contrôleurs, ce dont on n’a plus l’usage au domaine sacré est donné au temple de Mennoufer et à ses annexes, ou encore au palais. Je veux parler des objets précieux de petite taille, comme ceux du groupe d’entrepôts dans lequel Ouserhet a trouvé la mort.
— Nous en recevons en effet, quoique très peu. Entre nous, lieutenant, confia l’inspecteur avec un sourire désenchanté, Ouser est un contrôleur bien pingre. Ces entrepôts de l’enceinte sacrée sont sans doute pleins à craquer, pourtant il fait montre d’autant de parcimonie que si chaque instrument lui était plus précieux que la vie même.
— En admettant que quelqu’un se livre à un pillage systématique, peut-être Ouser n’a-t-il aucun surplus. Il se pourrait qu’il soit aveugle, et non avare.
Ils approchaient d’une grande artère. Bak refréna l’envie de s’arrêter pour jeter un coup d’œil au coin de la rue. S’il voulait arrêter le coupable avant la fin de la fête, il ne pouvait se permettre tant de précautions.
Ils bifurquèrent vers l’édifice qui abritait les Archives centrales des entrepôts d’Amon.
— Je suppose que tu trouveras mon scribe Hori très jeune et, à de nombreux égards, bien candide, toutefois il connaît son métier et sait compulser des archives. Il a réalisé un travail exceptionnel jusqu’à présent, mais la tâche est si vaste que, seul, il mettrait des années à en venir à bout.
— Je te le répète, lieutenant, je suis heureux de t’apporter mon aide. Il me déplairait que l’assassin d’Ouserhet demeure impuni.
L’inspecteur semblait compétent et agréable. Bak sentait qu’Hori et lui s’entendraient bien.
— Cette besogne me changera avec bonheur de l’inventaire des lances, des boucliers et des paires de sandales dans les réserves de la garde royale, convint Thanouni avec un bref sourire. Néanmoins, je l’avoue, je n’aimerais pas finir comme Ouserhet.
— Tu trouveras deux Medjai en compagnie d’Hori. Ils sont armés, bien entraînés et d’une loyauté à toute épreuve. Il faudrait leur passer sur le corps avant de s’en prendre à vous.
— Tu avais vu juste, lieutenant. Zouwapi transporte toujours ses marchandises vers Ougarit sur le navire du capitaine Antef.
Hori lança un regard hésitant vers l’inspecteur. Celui-ci se tenait près de Bak sous le sycomore qui ombrageait une grande partie de la cour centrale des Archives. Deux Medjai adossés au tronc bavardaient dans leur langue natale, semblant très à l’aise. Leur regard perçant, en alerte, démentait cette nonchalance apparente.
— Parle en toute quiétude, recommanda Bak. J’ai fait part à Thanouni de mes soupçons. Tu lui exposeras plus tard les détails qu’il aura besoin de connaître.
Le scribe adressa un sourire timide à l’inspecteur avant de poursuivre son rapport.
— Marouwa voyageait rarement vers le nord avec Antef, mais cela s’est produit deux fois ces trois dernières années. La première, la barge a été retardée à Ouaset parce qu’il fallait calfater la coque. La seconde, environ un an plus tard, Marouwa a reçu un message de sa famille, l’informant que des bandits avaient attaqué l’une de ses écuries. Il a dû rentrer sans délai.
Bak sourit avec tristesse. Deux longs voyages vers Ougarit. Bien des jours d’ennui, sans rien à faire que de regarder la côte qu’ils longeaient. Plus de temps qu’il n’en faut pour remarquer un détail anormal dans la cargaison.
— Que mentionne d’habitude le manifeste d’Antef, lorsqu’il quitte Kemet ?
Se référant au fragment de calcaire sur lequel il avait pris ses notes, le jeune scribe répondit :
— L’essentiel de sa cargaison – dix-neuf articles sur vingt – est toujours composé de poteries grossières, de vin ordinaire, de lin brut, de peaux de mouton et de vache, d’hameçons et de pointes de harpon en bronze, parfois de tiges de papyrus. Il y a trois ans, il a convoyé plusieurs pleins chargements de blé jusqu’au Retenou, quand la famine a frappé cette terre misérable.
— Excepté les céréales, tous les articles sont destinés au commerce et pas de première qualité ?
— C’est bien ça, lieutenant.
— Qu’en est-il des objets de valeur ? J’en ai vu sur le pont, pas en évidence, mais pas dissimulés non plus. Un inspecteur ne pourrait les manquer. Ils figurent forcément sur le manifeste.
— C’est le reste – le seul article de qualité sur vingt, répondit Hori, se référant à nouveau à l’ostracon. Huiles aromatiques, parfums, lin fin, vases de bronze, amulettes de faïence, bijoux en perles multicolores.
La brise agita les feuilles du sycomore, qui tombèrent en pluie. Bak en ôta une de ses cheveux.
— Toutes ces marchandises, ordinaires ou précieuses, appartiennent-elles au marchand Zouwapi ?
— En général. Mais quelquefois, lorsqu’il lui reste de la place, Antef accepte les produits de marchands plus modestes, ou les biens d’une famille qui part s’installer dans le Nord.
— Les affaires de ces gens incluent-elles des objets de prix ?
— Rien que des effets personnels, des choses très simples.
Bak se tourna vers l’inspecteur.
— Comme tu le sais peut-être, Thanouni, un manifeste énumère les articles qui se trouvent à bord, le nom du transporteur, le port de départ et celui où ils seront déchargés. On n’y mentionne pas leur provenance initiale ni leur destination finale.
— La barge du capitaine Antef se trouve toujours à Ouaset ?
— Oui, gardée par la patrouille du port afin que rien n’en disparaisse.
— Tu ne l’as pas arrêté et interrogé, après avoir confisqué navire et cargaison ?
— Je voulais plus d’informations, et maintenant je me félicite d’avoir attendu. Je soupçonne que Zouwapi se trouve à Ouaset. Il ne faudrait pas qu’il prenne peur et quitte la ville.
Thanouni approuva cette sage décision, puis dit à Hori :
— Je propose que nous commencions notre besogne, jeune homme.
Remarquant la réticence de l’adolescent, il ajouta en souriant :
— À mon avis, il nous faudra remonter deux ans en arrière tout au plus. Après, nous irons rendre quelques visites.
Bak expliqua au scribe ébahi :
— Pendant la Belle Fête d’Opet plus qu’à toute autre époque de l’année, on trouve les gouverneurs de province réunis à Ouaset. Si Amon nous est propice, ils se rappelleront les offrandes envoyées à Ipet-isout, en particulier celles de valeur. Il se pourrait que les vols aient lieu au cours du trajet, ou dans le port de cette ville.
Certain que, s’il y avait une information à découvrir, elle n’échapperait pas à Hori et à l’inspecteur, Bak quitta les Archives pour retourner chez Pentou. Le gouverneur ne serait pas enchanté de le revoir, mais tant pis. Il approchait de la cour d’entrée du sanctuaire, tenté par les effluves mêlés de dizaines de mets différents et par l’allégresse de la foule, quand il aperçut Amonked sortant de la ruelle qui menait vers la demeure de Pentou.
Le gardien des greniers d’Amon le remarqua, lui fit signe de rester où il était et s’empressa de le rejoindre.
— Bak ! J’allais partir à ta recherche !
Le lieutenant ne vit aucune urgence sur les traits crispés d’Amonked, rien que de la contrariété.
— Du nouveau, intendant ?
Secouant la tête, Amonked l’entraîna vers les baraques voisines, où l’on ne pourrait les observer de loin.
— Juste un mot d’avertissement.
Bak jeta un coup d’œil vers la terrasse de Pentou, visible au-dessus des toits les plus proches. Il ne distingua aucune silhouette parmi les arbustes en pots, mais cela ne voulait pas dire qu’ils n’étaient pas épiés.
— Le gouverneur compte-t-il m’interdire sa porte ?
— Je l’en ai dissuadé, mais il t’en veut beaucoup.
— Parce que j’ai interrogé dame Taharet ! Je me doutais que cela ne lui plairait pas.
— Il vénère cette femme à l’instar d’une déesse, maugréa Amonked. Je lui ai fait comprendre sans ambiguïté que tu avais une enquête à mener, et que si cela supposait d’interroger son épouse et sa belle-sœur, il n’avait d’autre choix que d’y consentir.
— Elle m’a affirmé que dame Meret était souffrante et ne recevait personne. Je ne serais pas surpris qu’aujourd’hui, elle soit affligée du même mal que sa sœur.
— Personne dans ma maison n’a fomenté de troubles au Hatti ! fulmina Pentou, les joues en feu. J’exige que, au lieu de porter des accusations iniques, tu prouves que mon rappel était injustifié.
— Gouverneur, notre souveraine en a décidé ainsi à contrecœur et seulement parce que ses conseillers, après avoir entendu toutes les preuves, ont conclu que l’accusation était fondée.
Assis dans son fauteuil sur l’estrade de sa salle d’audience, un gros chien noir somnolant à ses pieds, Pentou lança un regard sombre à son persécuteur.
— Je suis un homme de Kemet, lieutenant. Je ne ferais rien qui puisse mettre ma reine et mon peuple en difficulté.
— Nul ne t’accuse, gouverneur, mais à coup sûr une personne de ton entourage conspirait contre le roi du Hatti.
— Je refuse de le croire ! protesta Pentou, courroucé.
— Gouverneur, si tu ne places aucun obstacle sur mon chemin, je peux découvrir dans les tout prochains jours qui t’a valu cet affront. Ne serais-tu pas satisfait de connaître son nom et de mettre un terme définitif à cette affaire ?
Pentou se laissa aller contre le dossier de son siège et concéda, morose :
— Amonked était ici il y a moins d’une heure. Il n’a laissé planer aucun doute sur la volonté du vizir. Agis donc comme bon te semble, lieutenant. Ensuite, quitte ma demeure et n’en franchis jamais plus le seuil.
Bak considéra l’homme assis devant lui. Kemet occupait la première place dans son cœur. Il ne l’imaginait pas s’immiscer dans la politique d’un pays étranger sauf sur ordre de la reine. Pourtant, s’il avait trahi sa confiance, qu’est-ce qui aurait pu l’y inciter ? Bak ne pouvait envisager qu’une seule raison : il aurait pu croire, ce faisant, œuvrer pour le bien de sa patrie.
Lorsqu’il demanda à voir Sitepehou, un domestique dirigea Bak vers une petite chapelle au fond du jardin. L’ancienne maison du portier avait été blanchie à la chaux, et l’on avait installé, à l’arrière de la pièce, un autel dédié à Inheret. Les montants ainsi que le linteau de la niche étaient peints en jaune, et une statuette en bronze de la divinité – un homme barbu, armé d’une lance et coiffé de quatre hautes plumes – se détachait sur un fond rouge. Sur la table d’offrande en granit gris étaient placés une oie rôtie et un bouquet de fleurs. Sitepehou, agenouillé devant la pierre, soufflait sur un morceau d’encens. Une épaisse fumée montait vers le dieu, portée par le vent chaud qui pénétrait par la porte.
— Déjà de retour, lieutenant ? demanda Sitepehou en se relevant.
— Pardonne-moi ; je ne voudrais pas te déranger dans l’accomplissement du rituel.
— En aucune façon. Je me suis aperçu que l’encens ne brûlait plus et j’ai dû le rallumer.
Bak jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce. Bien que peu spacieuse, elle était plus qu’adéquate pour une divinité provinciale en visite dans la capitale.
— Je vois que Pentou vous traite bien, ton dieu et toi.
— C’est un homme plein de bonté, lieutenant, et je crains que tu ne l’aies méjugé. Sa position lui permettait peut-être de causer des troubles au Hatti, mais je t’assure qu’il n’en a rien fait. Je suis bien placé pour le savoir, puisque je l’aidais chaque jour à traiter les documents officiels, et que je l’accompagnais à toutes les réunions d’État.
— Je n’ai jamais dit qu’il était le coupable, rappela Bak, qui observait pensivement le prêtre. Il t’emmenait avec lui au palais d’Hattousas ? N’était-ce pas inhabituel ?
Sitepehou regardait avec mécontentement la fumée, plus apte à asphyxier le dieu qu’à plaire à ses narines par son parfum pénétrant.
— Il se méfiait des interprètes et, quoique je parle cette langue avec difficulté, je la comprends assez bien pour remarquer une traduction fautive.
— Que de talents tu possèdes, Sitepehou ! Tu maîtrises les arts de la guerre, tu es un excellent scribe et tu comprends une langue étrangère ! Qui sait si ce n’est pas toi qui complotais au Hatti ?
Bak sourit pour atténuer le poids de cette accusation. Sitepehou resta pantois, puis éclata de rire.
— Je tiens trop à la vie pour fourrer mon nez dans la politique hittite.
Le vent tomba, laissant la fumée aller à sa guise. Une nuée noire monta en spirale tel un esprit mauvais. Bak recula involontairement, espérant qu’elle ne le trouverait pas.
— As-tu rencontré un certain Antef, capitaine d’une barge qui sillonne les eaux entre Ouaset et Ougarit ?
— Je n’ai jamais vu d’encens brûler si mal. Celui que j’ai acheté doit être de qualité médiocre. Je vais le laisser se consumer un peu. Avec de la chance, les impuretés qui gênent sa combustion finiront par disparaître.
Sitepehou chassa une volute de la main et fit signe à Bak de le précéder vers la porte.
— Le capitaine Antef, insista le policier.
— Voyons… réfléchit Sitepehou, en le conduisant vers le banc au bord du bassin. N’était-ce pas le nom d’un des marins qui sont venus à notre demeure d’Ougarit ? Pahourê en avait présenté plusieurs à Pentou quand nous cherchions un navire assez vaste pour contenir toutes nos possessions, et les objets de la maison.
— Pourrais-tu le décrire ?
Le prêtre s’assit, cueillit un brin d’herbe et en mordilla la pointe.
— Un homme de taille moyenne, à la silhouette empâtée, mais dont la beauté, autrefois, devait attirer les femmes comme le miel attire les mouches.
— Ce portrait lui ressemble assez. Avez-vous choisi sa barge pour votre déménagement ? demanda Bak avec intérêt.
— Pahourê a opté pour un autre navire. Si j’ai bonne mémoire, une importante cargaison se trouvait déjà à bord et laissait une place insuffisante pour nos affaires.
— Qu’as-tu pensé d’Antef ?
— Un vaurien, comme la plupart des marins. Un peu trop démonstratif. Aimable à sa manière, je suppose.
— L’aurais-tu vu dans une autre ville ? À Hattousas, par exemple ?
Sitepehou répondit avec un petit rire :
— Lieutenant, la capitale hittite se trouve à plusieurs jours de marche à l’intérieur des terres, et encore ! à dos d’âne. Ce n’est pas le genre d’expédition qu’un marin risque d’entreprendre.